Vingt-huit
Lorsqu’il sentit le sol bouger sous ses pieds et entendit les sirènes appeler à l’évacuation de l’Œil, Ray en fut consterné mais pas surpris. Quelque chose veillait, et ce quelque chose n’aimait pas ce que Ray était venu faire.
Mais il avait été préparé depuis toujours à cette confrontation. Cela lui semblait de plus en plus évident. Ray ne croyait pas beaucoup au destin, mais dans le cas présent, c’était un concept doté d’un énorme pouvoir explicatif. Toutes sortes d’expériences qui avaient semblé mystérieuses à l’époque où il les avait vécues – les années de querelles académiques, son scepticisme profond quant au fonctionnement de l’Œil, sa première initiation, tant d’années auparavant, aux rites de la mort – prenaient désormais un sens à ses yeux. Même son ridicule mariage avec Marguerite, une femme têtue et maussade rechignant à tout compromis sur ce qui comptait pour lui. Une femme aux idées sentimentales sur les autochtones d’UMa47/E. Telles étaient les pierres sur lesquelles Ray avait été affûté telle une lame.
Le mot « lame » fit remonter en lui le malencontreux souvenir de ce qu’il s’était passé chez Sue Sampel. Cela avait été un pur réflexe : il n’avait jamais eu l’intention de la blesser physiquement. Elle l’avait rendu furieux en éclatant de ce rire strident et insolent, alors il l’avait poussée, et la lame était apparue dans la main de Sue et il avait dû lutter pour la lui enlever, et au bout d’un moment de maladresse, il y avait eu du sang. Mon Dieu, comme il détestait le sang. Mais cette rencontre, se dit-il, aussi horrible soit-elle, a elle aussi constitué une expérience tutélaire : elle a prouvé que je suis capable d’un acte audacieux et transgressif.
Il connaissait assez bien la disposition des lieux pour parvenir à la batterie d’ascenseurs centraux. Deux des quatre cabines étaient vides, leurs portes s’ouvrant et se refermant comme des paupières spasmodiques.
Les secousses du sol s’étaient calmées. Un séisme dans cette région, bien que peu probable, n’avait rien d’impossible. Mais Ray n’y croyait pas. Il se passait quelque chose en bas, dans les profondeurs de l’Œil.
De toute évidence, l’équipe de nuit avait bien été entraînée à évacuer d’urgence. Les employés se déversaient deux par deux dans les cages d’escaliers, l’air inquiet mais calme, en se disant sans doute que la secousse avait cessé et qu’ils n’évacuaient que par formalité.
Une femme au regard perçant repéra Ray debout près des ascenseurs : « On est censés sortir directement, pas redescendre dans les rouages, vint-elle lui dire. Et on n’est vraiment pas censés se servir des ascenseurs. »
Foutus responsables de couloirs, pensa Ray. Il montra brièvement sa carte passe-partout volée en disant : « Contentez-vous de quitter le bâtiment aussi vite que possible.
— Mais on nous a dit…
— Si vous ne voulez pas perdre votre travail, allez-y. Ou alors donnez-moi votre nom et votre numéro de badge. »
La voix de l’autorité. La femme grimaça et partit avec un regard blessé. Ray entra dans la cabine d’ascenseur la plus proche et pressa le bouton du cinquième sous-sol pour approcher le plus possible de la galerie O/BEC. Il pensait disposer d’un peu de temps pour arriver à ses fins. Une fois le personnel civil hors du bâtiment, Shulgin y expédierait une équipe d’inspecteurs, mais la tempête ralentirait considérablement ce processus.
Les sirènes résonnaient au fond du puits d’ascenseur. Ray se trouvait quatre étages sous la plaine du Minnesota lorsque les sirènes se turent, l’ascenseur s’immobilisa et les lumières s’éteignirent.
Panne d’électricité. Les systèmes de secours s’activeraient dans quelques secondes.
Malgré tout, se dit Ray, ne devrait-il pas y avoir un éclairage de sécurité ?
Il fallait croire que non. L’obscurité était totale.
Il sortit son serveur de sa poche, mais même cet appareil-là restait éteint. Ray aurait aussi bien pu être aveugle.
Il n’avait jamais aimé les espaces sombres et clos.
Il tendit les mains pour s’orienter. Il recula dans un coin de la cabine, avec des murs attenants à sa gauche et à sa droite. Les surfaces d’aluminium poli étaient froides et inertes au toucher.
Cela ne va pas durer, se dit-il. Et si la panne d’électricité se poursuivait, cela ne pouvait que nuire aux O/BEC. Les pompes cesseraient de fonctionner, l’hélium liquide ne circulerait plus, la température dans les cylindres monterait au-dessus du seuil critique des -268°C. Mais une voix contradictoire s’éleva en lui : Cette saloperie t’a eu.
Tiens bon, s’ordonna-t-il. Il était arrivé à l’Allée empli de certitude et avec la sensation de son pouvoir : il y était venu par une suite de pas irrévocables, convaincu que les O/BEC étaient la source de tout ce qui avait mal tourné à Blind Lake. Mais le bâtiment l’avait privé de son énergie. Il se retrouvait coincé dans une boîte, avec sa confiance qui commençait à s’effriter dans le noir.
Je ne suis pas ici pour moi, se dit Ray. Il fallait qu’il garde cela à l’esprit. Il était là parce que les enfants naïfs placés désormais sous sa responsabilité jouaient avec une machine dangereuse, et il comptait bien les en empêcher, que cela leur plaise ou non. Il s’agissait par-dessus tout d’un acte altruiste. Bien davantage : d’un acte de rédemption. Ray avait commis une erreur chez Sue Sampel, il était prêt à l’admettre. Il tirait une certaine fierté de sa capacité à considérer les problèmes avec réalisme. N’importe qui d’autre se serait peut-être laissé aveugler par la cupidité, le refus ou la peur. Pas Ray. La machinerie de ce bâtiment était devenue une menace dont il allait s’occuper. Il effectuait un acte d’une nécessité morale tellement fondamentale que cela le laverait de toutes les erreurs qu’il aurait pu commettre en l’accomplissant.
À moins qu’il ne soit trop tard. L’ascenseur ne bougeait pas, mais Ray imaginait entendre le bâtiment craquer et gémir autour de lui, se déformer dans l’obscurité. Cette chose que nous avons éveillée, se dit Ray, est puissante, elle est forte et elle est en train d’en prendre conscience.
Il remonta avec méthode une jambe de son pantalon. Il avait quitté Sue la main serrée sur le couteau ensanglanté. Il n’avait voulu ni le lâcher ni l’abandonner. Le couteau, l’acte de s’en servir comme arme, avait rendu la suite à la fois possible et nécessaire. C’était à ce moment-là qu’il avait imaginé pénétrer dans l’Œil grâce au passe-partout de Charlie Grogan. Il avait pris le chemin de chez Charlie avec le couteau posé à côté de lui sur le siège passager, objet intouchable décoré de filets du sang de Sue Sampel. Puis il s’était arrêté au bord de la route, avait nettoyé le couteau à l’aide d’un mouchoir jetable et s’était plaqué avec soin la lame contre le mollet gauche avec un rouleau de gros ruban adhésif trouvé dans la boîte à gants. Cela lui avait semblé une bonne idée, à ce moment-là.
Il voulait maintenant garder le couteau à la main, prêt à servir. Pire, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait peut-être laissé un peu de sang sur la lame, après tout, et la perspective du sang de Sue Sampel touchant sa peau et pénétrant ses pores lui semblait à la fois grotesque et insupportable. Mais dans le noir absolu de l’ascenseur immobilisé, il eut du mal à trouver le côté non aiguisé du couteau. Il s’était emmailloté comme une putain de momie.
Il n’avait pas beaucoup réfléchi non plus au problème physique consistant à décoller de sa jambe poilue ce qui semblait des centaines de mètres de ruban adhésif. Il enlevait presque à coup sûr un peu de peau avec. Il tira longtemps, en haletant, à la manière enseignée à Marguerite durant ces cours de préparation à l’accouchement auxquels il l’avait accompagnée avant la naissance de Tessa. Ses larmes coulaient lorsqu’il parvint à la dernière couche de bande, et en l’arrachant, le couteau vint avec, coupant un joli petit bout de mollet le long de la cheville.
C’en était trop. Ray hurla de douleur et de frustration, et son hurlement sembla rendre l’ascenseur immobile beaucoup plus petit, d’une étroitesse insupportable. Il ouvrit grand les yeux, en cherchant la lumière – il avait entendu dire que l’œil humain pouvait détecter ne serait-ce qu’un seul photon – mais il n’y avait rien, rien que l’aiguillon de sa propre sueur.
Il n’était pas impossible qu’il meure là, ce qui serait très mauvais ; ou pire, s’il se trompait sur l’Œil, si Shulgin le trouvait là une fois la crise terminée, en plein délire et avec une arme compromettante à la main ? Le couteau, ce putain de couteau. Il ne pouvait pas le garder et il ne pouvait pas s’en débarrasser.
Et si les murs se refermaient sur lui comme des dents ?
Il se demanda s’il arriverait – au cas où cela s’avérerait nécessaire – à se tuer lui-même avec le couteau. Comme un samouraï qui s’éventre avec son épée. À quel point et à quelle vitesse pourrait-il se blesser avec une lame de quinze centimètres ? En termes d’efficacité, valait-il mieux s’ouvrir les poignets avec ou se l’enfoncer dans le ventre ? Se trancher la gorge était-il une meilleure solution ?
Il pensa à la mort. À l’impression que cela lui ferait de s’écouler loin du désordre de son propre moi, de dériver de plus en plus profondément dans le passé statique et vide.
Il imagina entendre la voix de Marguerite, l’entendre lui murmurer à l’oreille des mots qu’il ne comprit pas :
l’ignorance
la curiosité
la douleur
l’amour
… preuves supplémentaires, s’il en était besoin, que la folie des O/BEC l’avait déjà contaminé…
À ce moment-là, les lumières se rallumèrent.
« Ah ! nom de Dieu ! Merde ! » dit Ray, un instant stupéfait.
L’ascenseur revint à la vie en bourdonnant et reprit sa descente.
Ray s’aperçut qu’il s’était mordu la langue : il avait la bouche pleine de sang. Il le cracha sur le revêtement de sol vert, redescendit le revers de son pantalon sur sa cheville blessée et attendit l’ouverture des portes.